Sport Spiel
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Wednesday, August 06, 2003


(In the previous entry I noted the importance of great critics. Apropos of this, a word from French mag "Les Inrockuptibles" with my humble thanks to Monsieur Robert)

Un Américain profond
L'un des plus grands songwriters en activité est un inconnu. Avec son troisième album, Mike "Sport" Murphy s'élève aux côtés des meilleurs mélodistes américains, de Van Dyke Parks à Charles Ives.
MIKE "SPORT" MURPHY
UNCLE
(Kill Rock Stars/Chronowax)

Il y a deux ans environ, Mike "Sport" Murphy décidait de renoncer à toute activité musicale, détruisant par la même occasion les bandes et les textes sur lesquels il était en train de plancher. Dans ce brutal sabordage se condensait toute la lassitude d'un songwriter scandaleusement négligé par les médias et le public. La nouvelle même de sa démission ne fit pas grand bruit. Elle dut tout au plus émouvoir ses proches, son label, et le quarteron d'admirateurs que ses deux merveilles d'albums, Willoughby (1999) et Magic Beans (2000), avaient péniblement réussi à fédérer.
Méconnu jusque dans la petite tribu du rock indé, qui offre pourtant souvent l'asile aux incompris de son espèce, Sport Murphy se retrouvait ainsi dans la situation humiliante du boxeur qui jette l'éponge sans avoir eu la chance de livrer un combat digne de ce nom. Depuis, l'Américain, aiguillonné par des circonstances très particulières que nous évoquerons plus loin, est reparti vaille que vaille sur le sentier de la musique. Sorti il y a plus de six mois outre-Atlantique, son nouvel album, Uncle, contient des gemmes aveuglantes comme il ne s'en extrait qu'une fois tous les dix ans du gigantesque gisement musical américain. Comme ses prédécesseurs, cet authentique miracle n'a pour l'instant rien récolté de plus qu'un aimable succès d'estime.
L'impopularité d'un type aussi inspiré est un mystère déplaisant, qu'aucune explication rationnelle ne semble pouvoir élucider. Car Murphy est bien plus qu'un songwriter un peu plus doué que la moyenne. La place qu'il occupe dans l'arbre généalogique de la musique populaire américaine en témoigne. Réalisés avec une indépendance d'esprit, une intensité expressive et un sens musical hors du commun, ses disques prolongent une noble et sinueuse ramure, qui relie les hymnes de poche du pionnier Stephen Foster, le génie touche-à-tout de Charles Ives, les mélodies à ressort de Hoagy Carmichael, le lyrisme solitaire de Scott Walker et les symphonies pop de Van Dyke Parks. Murphy, qui reconnaît aimer tous ces compositeurs "pareillement dissemblables", évolue lui aussi dans cette autre dimension où la chanson, métamorphosée en art accessible et pointu, décloisonné et universel, cesse d'être arrimée à un genre ou à une époque.
Comme son compatriote et comparse David Garland, autre songwriter d'envergure ignoré par les radars de la critique, Murphy refuse d'endosser l'uniforme d'une quelconque coterie - qu'elle soit rock, folk, classique, country ou jazz. Son ambition n'est pas pour autant d'être un caméléon, dont les transformations virtuoses nécessiteraient l'emploi à temps complet d'une costumière et d'une maquilleuse. Chez lui, les enjeux de langage prévalent toujours sur les questions d'habillage et d'emballage. De l'infinie richesse des mélodies jusqu'à la variété de texture des arrangements, de la beauté tranchante des textes jusqu'à cette voix de baryton qui bat la chamade avec une intensité digne d'un Richard Thompson, il n'est pas une parcelle de son art qui ne porte le sceau de cette inventive exigence. Le résultat est toujours hors norme, puisque ce grand idéaliste est convaincu que le songwriting n'est pas une tradition définitivement codifiée, mais un art en mouvement qui invite à tenter l'impossible, à glisser les figures les plus énigmatiques dans la logique cartésienne d'un couplet ou d'un refrain.
Les albums de Sport Murphy sont des chefs-d'œuvre d'un genre particulier. D'une flamboyante fragilité, ils sont accidentés et vibrants, comme l'est peut-être la vie de cet homme qui n'a voulu être personne d'autre que lui-même. Ils sont aussi diablement habités, puisque Murphy possède en outre cet inestimable don : il sait s'entourer. Derrière lui s'ébroue ainsi tout un cortège de semi-anonymes et de sans-grade venus de tous les horizons, une vingtaine d'hommes et de femmes qui jouent avec une générosité désarmante, comme si l'industrie du disque n'avait jamais existé, comme si la musique n'avait jamais cessé d'être ce grand plaisir partagé à quelques-uns.
Dans ces conditions, on conçoit que Sport Murphy ait pu être blessé par l'indifférence des critiques. Son mutisme volontaire n'aura pourtant pas duré : le monde extérieur s'est chargé de le rattraper par le col. Le 11 septembre 2001, son neveu Peter Vega, qui avait été élevé à ses côtés comme son petit frère, trouve la mort dans les attentats du World Trade Center - il était pompier dans une unité de Brooklyn. Ravagé par cette disparition, Sport Murphy trouvera refuge dans l'écriture et la composition. Disque chargé et dérisoire, puisque conçu "à l'attention d'une personne qui ne l'entendra jamais", Uncle est moins un hommage explicite qu'une offrande, une collection de chansons adressées à un fantôme.
Entrecoupé de documents familiaux qui tremblent comme de vieux films en super-8, ce disque profondément personnel ne met pourtant jamais l'auditeur à distance. Murphy est trop viscéralement musicien pour laisser le pathos s'emparer de ses chansons : les nuages noirs du deuil ne viennent jamais obscurcir le lumineux dessein poétique de ce disque. Les chansons de l'Américain sont simplement enveloppées d'un lyrisme nouveau, où se mêlent rage à froid, poussées de fièvre et accès de sérénité. C'est le chant d'un désenchanté qu'on entend ici. Un désenchanté trop amoureux des rares beautés et bienfaits de ce monde pour accepter d'en subir aussi les laideurs et la bêtise suprême.
Dans le livret qui accompagne Uncle, Murphy a écrit un petit texte qui en explique la genèse. Il aurait pu le conclure par un "God bless America" bien senti. Il préfère se fendre d'un lapidaire "Fuck this world", qui est moins la signature d'un nihiliste amer que d'un combattant encore prêt à en découdre. C'est aussi par des détails de ce genre que Uncle atteint des sommets que peu de songwriters américains en activité semblent en mesure d'approcher.

Richard Robert

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